1.
Ceux qui entraient dans la mer Jaune ne pouvaient en ressortir qu’au jour de l’Ankô suivant. Jusque-là, ils devaient s’accommoder des duretés de la vie en plein air, dormir à la belle étoile et se contenter de l’ombre protectrice d’un arbre pour se reposer, même s’ils tombaient malades ou souffraient d’une blessure.
Il fallait remonter à une époque très ancienne pour savoir comment les choses avaient commencé. On disait que les shushi et les gôshi d’alors, qui pénétraient dans la mer Jaune pour chasser, cueillir des plantes ou ramasser des minéraux, s’étaient mis à accumuler des pierres dans un endroit qui leur était familier. Petit à petit, ils avaient assemblé les matériaux nécessaires à la construction de huttes sommaires et avaient ainsi fini par aménager des lieux sûrs pour se reposer sans craindre les yôma.
Les Kôshu n’avaient jamais eu de patrie. La plupart n’avaient même pas de domicile. Au fil des siècles, ils étaient devenus de plus en plus nombreux à choisir de vivre de façon permanente dans la mer Jaune. Aussi, ce qui au départ n’avait été qu’un simple groupement d’abris de fortune avait fini par se transformer en un véritable ri.
— Mais s’il n’y a pas de riboku, on ne peut pas vraiment considérer ça comme un ri, non ? demanda Shushô.
— Au début, il n’y en avait pas, c’est vrai, répondit Gankyû, toujours appuyé sur son épaule.
— Au début ?
— Est-ce que tu sais comment on fait pousser un riboku ?
— Non, on ne me l’a jamais dit.
— Il suffit de faire une bouture. Rien de plus simple. La seule condition, c’est que cette bouture provienne du riboku du palais royal.
On disait que le riboku qui poussait dans le palais royal soutenait le royaume. Le riboku du palais royal, c’est l’arbre qui porte les fruits d’où naissent les enfants du roi, et qui peut aussi porter ceux de n’importe quelle nouvelle espèce animale ou végétale dont le souverain aurait le désir. Il suffisait de couper une de ses branches et de la mettre en terre où que ce soit sur le territoire du royaume pour qu’elle prenne racine et donne à son tour un riboku, un riboku ordinaire cette fois, bien sûr.
— Je ne savais pas.
— Les Kôshu voulaient un riboku pour que ses fruits deviennent le véritable peuple de la mer Jaune.
— Alors vous avez volé une branche dans le palais royal !?
— Mais non, c’est pas possible. Et puis d’abord, à quel roi l’aurait-on volée ? La mer Jaune ne fait partie d’aucun royaume.
— Alors ?
— Le dieu du peuple kôshu a exaucé ses prières et lui a donné des branches de riboku.
La légende voulait que l’Empereur céleste, en réponse aux supplications de Kenrô Shinkun, la divinité tutélaire de la mer Jaune, ait fait don de douze branches de riboku au peuple kôshu.
— C’est impossible.
— Ah bon ? Et pourquoi ?
— Parce que, d’après mon maître d’école, il n’y a pas de dieux dans ce monde. Ils n’existent que dans l’imagination des hommes. Ce n’est qu’une belle légende. C’est pas vrai ?
— Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est que le peuple kôshu y croit. Et si c’est une légende, elle n’est pas très vieille. Shinkun a donné les riboku il y a trois ou quatre cents ans, tout au plus.
— Et ces branches ont pris racine ?
— Oui. Mais Shinkun nous a ordonné de ne jamais révéler ce secret à ceux qui n’appartiennent pas au peuple kôshu.
Certes, les dieux avaient bien donné des branches de riboku à Shinkun. Mais ils l’avaient fait plus ou moins contraints et forcés, sous la pression de Shinkun. Et pour bien signifier que ce don n’était pas motivé par leur bon vouloir, ils en avaient diminué la portée. Normalement, ni les humains ni même les yôma ne peuvent altérer un riboku. Cet arbre est immortel. Mais ceux que le peuple kôshu avait reçus en offrande étaient frappés de dépérissement sitôt qu’une personne étrangère les touchait.
— Et c’est pour ça que tu ne voulais pas que Rikô et moi on vienne avec toi.
— Si les gens apprennent qu’il y a un bourg dans la mer Jaune, ils voudront y venir, forcément. Les ascensionnistes, leurs suivants, tous ceux qui s’aventurent par ici sauront qu’ils peuvent y trouver refuge. Et il y en aura bien quelques-uns parmi eux qui auront dans l’idée de venir toucher le riboku pour le détruire. C’est triste, mais c’est comme ça.
— Oui, c’est malheureusement vrai.
— En plus, les rois n’aimeront pas savoir qu’il existe quelque part un peuple qui échappe à leur autorité. Ici, on ne bénéficie pas de leur protection, mais on n’est pas non plus soumis à leur pouvoir. Pas de corvées à effectuer pour le royaume et pas d’impôts à verser. Et ça, ça peut faire des envieux. Ceux-là nous reprocheront d’être favorisés, en oubliant bien sûr qu’on ne jouit pas des mêmes avantages qu’eux.
— Oui, tu as raison. Certains voudront certainement s’en prendre à vos riboku, par bêtise ou par méchanceté.
— C’est pourquoi seuls les Kôshu sont autorisés à pénétrer dans notre bourg. Si quelqu’un le découvre, on le tue. Parce que nous avons promis à Shinkun de garder le secret et de protéger nos riboku.
— D’où ton refus de me laisser le voir.
Gankyû hocha la tête.
— Les riboku qui poussent dans notre bourg sont frêles et chétifs. Mais ils nous donnent nos enfants. En réponse à nos prières, ils portent les fruits dorés. Ces arbres font de ce bourg, si pauvre soit-il, notre véritable foyer. Hors de la mer Jaune, nous sommes persécutés. Mais nous savons qu’il y a quelque part un endroit où nous serons toujours accueillis, un endroit que nous sommes prêts à défendre au prix de notre vie. Cet endroit, ce foyer, fait notre fierté. Et même si ce bourg se trouve en un lieu que beaucoup redoutent et détestent, même si certains des nôtres ne l’ont encore jamais vu et ne le verront peut-être jamais, la mer Jaune sera toujours la seule et véritable patrie du peuple kôshu. Tous les Kôshu qui désirent avoir un enfant se rendent dans la mer Jaune pour venir prier devant le riboku. Après sa naissance, le petit reste vivre avec sa mère dans le bourg jusqu’à ce qu’il soit en âge de pouvoir garder le secret. C’est pendant cette période qu’il fait son apprentissage auprès d’un maître.
Shushô pouffa de rire.
— Un vrai peuple de yôma, ma parole ! Eux non plus, on ne voit jamais leurs petits !
— Oui, c’est vrai, dit Gankyû en riant à son tour.
Gankyû parlait à voix basse, mais il était devenu très loquace. Trop, même. Shushô en savait la raison. Elle sentait bien, sur son épaule, que le poids de sa main s’était fait plus pesant. Manifestement, sa jambe blessée avait de plus en plus de mal à le soutenir. Son visage, même, paraissait moins mobile. Il articulait maintenant avec difficulté. Peu à peu, ses facultés s’amoindrissaient et il perdait de sa lucidité… S’il parlait tant, c’était pour ne pas perdre connaissance. Elle le savait.
Shushô leva les yeux. Devant elle se dressaient de grands arbres dont elle ne connaissait pas le nom. Leurs branches couvertes de feuilles étaient tout enchevêtrées, mais elle aperçut, au travers, deux élévations qui pointaient au loin.
Est-ce qu’on les atteindra avant la fin du jour ? Je ne suis pas sûre de pouvoir soutenir Gankyû jusque-là…
À chaque halte qu’ils faisaient pour se reposer, Gankyû desserrait un peu le garrot qu’il avait à la cuisse. Et à chaque fois, la plaie se remettait à saigner abondamment. Même après avoir resserré le lien pour stopper l’hémorragie, du sang continuait à suinter à la surface du bandage.
— Tu as mal ?
— Ça va… En fait, les Kôshu ont plutôt de la chance par rapport aux autres fumin. Nous, quand on meurt, on ne finit pas comme des « visiteurs ». Même s’il peut nous arriver d’être enterrés dans le terrain vague d’un cimetière, il y aura toujours un des nôtres pour venir récupérer notre passeport et le rapporter au bourg.
— Arrête de plaisanter avec ça. C’est pas drôle. Au fait, ça ressemble à quoi, le royaume de Ryû ?
— C’est plutôt froid.
— Ah oui ? Au royaume de Kyô aussi, il peut faire drôlement froid, tu sais ! dit-elle en forçant le ton pour le rendre gai.
Sa main aussi est froide. Je le sens même à travers le tissu…
Les arbres qui les entouraient maintenant avaient un tronc énorme. Si gros que plusieurs personnes se donnant la main n’auraient pu l’enlacer. Mais ils n’étaient pas très hauts : sous leur frondaison épaisse, il faisait sombre. Leurs racines aussi étaient grosses. Presque autant que le tronc. Elles se déployaient largement au-dessus du sol, ce qui donnait l’impression qu’elles essayaient de soulever l’arbre hors de terre. De ces bras tentaculaires, une multitude de radicelles pendaient comme les franges d’un rideau. Tout cela formait un enchevêtrement indescriptible qui rendait la progression difficile, même pour Shushô. Pour Gankyû, c’était encore plus pénible. Les rayons du soleil filtraient à l’oblique entre les branches serrées formant tonnelle, et Shushô pouvait entrevoir par endroits le ciel bleu de midi.
Une ombre passa devant ses yeux.
D’un geste vif, elle poussa Gankyû et le fit tomber entre les racines. Elle se colla contre l’une d’elles. Ce qu’elle vit au travers du branchage n’était pas un oiseau. Ce n’était pas non plus le sûgu, ni rien qui ressemblât à la monture d’un des gôshi.
— C’est un sanyo, lâcha Gankyû d’une voix rauque.
Un serpent ailé nageait dans les airs en ondulant, long comme deux hommes. Le battement lent de ses quatre ailes donnait à son vol une allure sinistre. Shushô en eut froid dans le dos.
Elle voulut s’enfuir. Elle préféra s’accroupir. Le sanyo continuait à évoluer dans le ciel, traçant des figures incertaines. Sous son ventre couvert d’écaillés, trois pattes apparaissaient. Il passa juste au-dessus de leurs têtes, puis il s’éloigna, et revint de nouveau. Il semblait chercher quelque chose. Il se rapprocha progressivement et finit par tournoyer à la verticale de leur cache. Son corps racla la cime des arbres dans un bruit de tonnerre.
— L’odeur du sang… dit Gankyû à voix basse. Il sent l’odeur du sang… Shushô, laisse-moi.
— Non, répondit-elle à voix basse.
— On a bien dû sacrifier le haku. C’est pareil. T’en fais pas pour moi.
— C’est pas du tout la même chose ! Si j’avais été un haku, je t’aurais attaché sur mon dos et j’aurais fui avec toi. Malheureusement, je suis un être humain !
— Tu veux devenir une Kôshu ou pas ?
— Oui. Mais pour ça, j’ai besoin d’un maître.
— Pour les Kôshu, celui qui a le plus de chances de s’en sortir doit tout faire pour sauver sa peau. Si, pour ça, il doit laisser l’autre derrière lui, on ne considère pas qu’il le sacrifie.
— Le problème, c’est que je ne suis pas encore une Kôshu.
Au même moment, ils entendirent un bruit, tout près d’eux. Shushô se sentit pâlir.
À côté d’eux, l’amas de racines enchevêtrées se souleva lentement, et une tête apparut : une tête de loup, couverte de poils rouges. Grosse comme celle d’un tigre. Shushô croisa son regard. Ses yeux étaient noirs.
Gankyû mit la main sur la poignée de son épée, encore attachée à sa cuisse.
— Cache-toi.
— Mais…
Il l’attrapa par la nuque et la força à se baisser. Il eut du mal à retirer son arme du fourreau, fixé comme une attelle.
Un kasso, je crois bien.
Le monstre les regardait sans bouger. Gankyû entendit un autre bruit. Un bruit de branches cassées. Juste au-dessus de sa tête.
C’est le sanyo. Il approche.
Il parvenait à peine à tenir son épée.
Il ne viendra peut-être pas jusqu’ici. Le problème, c’est plutôt celui-là, qui me regarde.
— Shushô. Surtout, ne bouge pas.
Reste blottie. Ne fais pas de bruit, petite.
— Dès que tu peux, va-t’en, cours. Tu donneras mon passeport à Kinhaku.
— Pas question.
Entre le valide et le blessé, entre le jeune et le vieux, c’est celui qui a le plus de chances de s’en tirer ou le plus d’avenir devant lui qui doit survivre.
Telle était la façon de penser du peuple kôshu.
Si je n’avais pas cette blessure, je n’hésiterais pas à abandonner Shushô. Parce que mes espoirs de survie seraient plus grands que les siens. Mais maintenant, dans l’état où je suis, qui doit rester en vie ? C’est même pas la peine de réfléchir…
Gankyû brandit son arme avec effort et fit prudemment un pas en avant. Au même instant, il perçut une sorte de pépiement. Le bruit ne provenait pas du kasso. Ni du sanyo.
Y en a un autre !
Il se sentit découragé. Le kasso, comme en réponse à ce bruit, s’extirpa du fouillis de racines qui le recouvrait et bondit. Droit devant lui. Gankyû n’eut pas le temps de réagir. Dans un énorme fracas, le monstre traversa les branches au-dessus de sa tête.